La Terre Perdue (avis sur contexte)

L'Empereur Doré tenait fermement son arc d'une main. De l'autre, il sélectionnait avec soin les flèches alignées sur une soierie blanche. Il jaugeait leurs tailles au toucher. Personne ne s'étonnait de cette habitude alors qu'un regard d’ensemble lui aurait suffit. Il pratiquait ce rituel depuis l'enfance. Depuis cette époque et par n'importe quel temps, il tirait chaque matin plus de mille flèches. Une cible faite d'osiers était placée à plus de quatre vingt mètres et soigneusement recouverte d'une tenture bleue sur laquelle se trouvait gravée un taureau écarlate. En fin de matinée, l'animal perdait toute identité et ressemblait davantage à un hérisson monstrueux.
Qui pourrait croire que l'empereur, le bien nommé Archer Divin, perdait la vue et vivait un peu plus chaque jour dans un brouillard de plus en plus dense?
On s’étonnait à peine de l’omniprésence à ses cotés de sa plus jeune fille, la princesse Dorane. Elle était l'ombre de son père depuis bientôt plusieurs mois. Légère et discrète comme un pétale au vent, il arrivait qu'on oublie cette présence délicate.
Mais pour qui savait voir et entendre, il aurait été aisé de comprendre que le moindre de ses touchers, de ses rires, de ses paroles anodines, était autant de signes envoyés à son père pour donner à ce dernier l'allure d'un voyant.
Pour l'heure, l'Empereur pouvait encore donner l'illusion à son entourage. Il distinguait parfaitement les silhouettes et pouvait reconnaitre les traits d'un visage à quelque mètres. Son corps était dressé depuis l'enfance au tir à l'arc, placé correctement et discrètement guidé, il pouvait toucher n'importe quelle cible immobile ou mobile.
Il fut distrait dans sa quête de la flèche parfaite par la voix de sa fille lui demandant si il voulait qu'elle serve à boire pour leur invité. Il se contenta de lever la main nonchalamment en guise d'acquiescement. Le roulis des pierres du chemin lui indiqua une direction. Il se tourna pour distinguer parfaitement la silhouette du Haut Juge, si bien nommé. Il vit émerger de son brouillard, une silhouette de prés de deux mètres. Et quand il entra dans un périmètre de quatre mètres autour de l'empereur, ce dernier le distingua parfaitement.
Le Haut Juge, enveloppé de sa tunique blanche et sa silhouette prolongée par ce large chapeau noir représentant sa charge, ressemblait à un gigantesque oiseau de proie. Il s'inclina respectueuse quand il fut assez proche.
L'Empereur lui sourit en prenant la coupe de vin tendue par sa fille. Puis elle en tendit une autre au juge, puis recula légerement tout en demeurant dans le voisinage immédiat de son père. Ses gestes délicatement féminins, lui avaient parfaitement permis d'évaluer les distances.

Il eut un large geste, comme si il voulait embrasser entièrement l'espace autour d'eux.

"Ce lieu ouvert à tous les vents est sans doute le seul endroit de mon domaine ou je suis certain de ne pas être espionné"

Il prit le temps de savourer le liquide écarlate et sirupeux avant de reprendre.

"Depuis plusieurs nuits, j'entre en rêve dans le Palais des Songes. Et pour la première fois de mon existence, j'ai pu contempler le Trône d'Or placé au bord d'un lac de mercure comme il est décrit dans le Livre des Ombres"

Après avoir fini son verre et savouré son vin ainsi que le lourd silence du Haut Juge, il reprit

"Mais ce n'est pas tout.
Le trône était occupé. L'Empereur-Maitre-des-Rêves y siégeait. Son visage était caché par un masque fait d'or. De part et d'autres, il y avait d'autres trônes plus petits ou siégeaient ses épouses, ses frères et sa cour. Eux aussi portaient des masques faits de vermeil et d'or.
J'ai entendu sa voix qui semblait monter d'un puits. Il annonçait qu'il allait reprendre sa couronne dans le monde des hommes".

La jument blanche Sati et ses proportions extraordinaires portaient le Haut Juge avec force et légèreté. Il avait laissé derrière lui la Capitale Céleste plongée dans la nuit. Désormais, le soleil était au plus haut quand il arriva aux abords du grand cirque de pierre, aux pieds des Monts Célestes. l'Empereur y avait aménagé son champ personnel dédié à la pratique du tir à l'arc. Il pouvait y recevoir et inviter sans indiscrétion qui bon lui semblait.
Mais le Haut Juge n'était pas un courtisan ordinaire. Durant l'année et jusqu'aux saisons des Brumes, il traversait l'Empire en portant les ordres et les lois de son maitre. Il rendait la Haute Justice. Lui seul pouvait mener les enquêtes et ordonner la peine de mort en lieu et place de l'empereur. Tout autre seigneur, si haut soit il, ne pouvait qu'emprisonner.
C'est sans doute pour cela qu'il passa au grand galop devant la garde impériale et sans marquer un ralentissement. Sa silhouette était reconnaissable entre toutes. Personne ne fit seulement mine de le ralentir.
Il arrêta sa gigantesque monture à quelques pas d'un sentier serpentant jusqu'à l'immense esplanade des archers en contrebas. Comme attendu, l’empereur s'y trouvait. Sa fille préférée était aussi présente. Le juge ralentit à peine sa marche. Diverses pensées le traversaient. IL prêta à peine attention à la cible criblée de flèches à une distance que ses yeux distinguaient à peine.
Qui avait jamais vu l'empereur rater une cible? Il était l'archer divin après tout.
La relation étroite entre le père et la fille posait davantage question. Il lui semblait que cette relation dépassait le simple cadre de l'amour d'un père pour son enfant. On aurait dit que l'empereur ne supportait dans son voisinage que sa fille. Cette dernière était indéniablement intelligente... sans doute trop dans une société ou régnait la loi des mâles.
Il était à quelques mètres quand son souverain le salua. La princesse prit ce temps pour remplir deux coupes placées sur la table ou se trouvaient alignées les flèches. Elle tendit l'une à son père puis l'autre au juge. Ce dernier hésita un instant. Il détestait l'alcool épicé et sucré dont raffolé l'empereur. Mais il n'aurait jamais refusé une coupe offerte par la princesse en personne. Alors il prit sur lui de boire ce liquide immonde.
Puis il entendit les paroles de son souverain, et finit par en comprendre la portée.

Les portes du Palais des Songes étaient condamnées aux descendants des Maitres-Reveurs. Le Palais lui-même n'existait plus que les contes et les légendes. La Maison de la Lune, siège des Maitres rêveurs, ne tenait plus son pouvoir que des armes et de son réseau d'alliances le plus souvent maritales.
La foi dans les songes ne ressemblait plus qu'à une religion poussiéreuse, en fin de croyance...

Les mots manquaient au juge. La sidération était une expérience nouvelle et désagréable pour cet homme de pouvoir.

"Qu'attendez vous de moi, Votre Majesté?"

Il inclina sa taille immense devant son maitre

Tout homme de pouvoir à besoin d'un chien de garde. Et l'homme devant lui était davantage un chien de guerre. L'empereur regarda avec attention cette silhouette si haute qu'il lui fallait basculer la tête en arrière pour espérer capter les traits d'un visage. Considérant que cette posture n'avait rien de majestueux, il retourna au choix de ses flèches

"Ces songes sont aussi réels que ces flèches... "

Considérant, qu'il était trop hasardeux de continuer à pratiquer une série de cent tirs, il choisit de revenir vers le juge

"Vous doutez de ma sincérité. Les paroles de votre empereur ne vous suffisent pas. Je vais devoir vous donner une preuve."

Il entendit l'exclamation étouffée de sa fille. Mais il se devait de tout jouer. Parier sur la sincérité pouvait être aussi gagnant qu'un mensonge trop élaboré

" Je suis faible et je fais honte à mes ancêtres pour la médiocrité de mes dons. A chacun de mes songes, je perds un peu plus la vue. Bientôt, je ne ferais plus peur à personne, pas même à un rat. Avant de devenir complétement aveugle et de finir assassiner par l'un de mes fils, je me dois de les réduire à l'impuissance "

Il marqua une pause. Il sourit tout en acceptant une nouvelle coupe des mains de sa fille. Quiconque espionnait ne pouvait présumer autre chose qu'une conversation plaisante.

"La Maison de la Lune doit être décapitée avant que sa chute ne contamine la terre entière. Votre charge vous permettra de traverser l'empire sans éveiller de doutes. Vous devrez trouver les âmes incarnées de l'empereur céleste et de sa cour. Ils doivent retrouver la place qui leur est due "

Il reposa en douceur la coupe désormais vide.

"Il y a mille ans, le futur empereur de Jade Rouge, convia au Palais des Songes ses frères, leurs familles et leurs suites pour que la paix soit officialisée. Mais le poison dans le vin n'épargna aucun adulte. Les enfants furent achevés par les hommes d'armes. Mon ancêtre vola ainsi la couronne impériale. Mais les Cieux furieux le maudirent ainsi que sa descendance. Notre don fut scellé ainsi que les portes du Palais des songes. Les morts furent aussi abandonnés sans sépultures à l’intérieur des murs du Palais. Personne n'osa y aller chercher le trône d'Or.
Aujourd'hui, c'est une réplique médiocre sur laquelle mes ancêtres jusqu'à moi, se sont assis."

Il ne doutait pas de l'esprit rationnel du Juge et de son absence de foi. Il espérait dans cette obéissance absolue qu'il lui vouait

" Pour retrouver ses âmes éparpillées, il vous faudra trouver le Livre des Ombres, rangée quelque part dans la bibliothèque de la Cité Blanche. Ma fille connait la langue des Ombres. Elle lira pour vous la carte des rêves qui s'y trouve enfermée. Vous trouverez ainsi les incarnations humaines.
A vous d’être assez rusé pour les convaincre.
Quant à moi, je vais me retirer quelques temps sur l'ile des Pierres Levées ou se trouve les tombes de mes ancêtres. Personne ne s’étonnera de cette retraite... Je tacherais de m'y abrutir de drogues, sans y laisser ma vie."

Le juge garda le silence un instant. Il se devait de mettre en ordre tant d'informations. La cécité évolutive de l’empereur apparaissait évidente. Il n'avait jamais noté certains détails troublants, uniquement parce qu'il ne regardait pas l'empereur comme un homme ordinaire. Pourtant, il avait de toutes évidences trompés ses fils. Car dans le cas contraire, ces prédateurs auraient détrôné leur père.
Et lui-même avait conscience que la chute de son maitre entrainerait celle de sa tête. Depuis que l'empereur l'avait sauvé en empêchant qu'il soit enterré vivant, sa vie lui appartenait. Il lui obéirait en tout, même si cette histoire de songes et d’âmes réincarnées avaient pour lui autant de vérité que les ogres des brumes.
Le véritable danger était les quatre princes, leurs ambitions et leurs réseaux d'alliances. En contemplant la princesse, il se prit à songer que la solution pourrait reposer sur cette fragile demoiselle.
Pourquoi ne pas changer des lois trop anciennes pour être encore justes. Une impératrice serait comme l'arrivée d'une nouvelle.
Il garda pour lui cette pensée blasphématoire


"Nous pouvons parvenir à la Citadelle Blanche en deux semaines. La saison des brumes qui arrive, va nous y bloquer sans doute trois mois."

La retraite de l'empereur ne pouvait être éternelle

"Vous ne pourrez vous permettre d'ignorer l'exercice du pouvoir trop longtemps, sous peine de finir par le perdre avant votre propre vie. Après quelques temps, je vous ferez envoyer une escorte faite d'eunuques qui vous protégeront et seront votre ombre. Vous pourrez vous en remettre à eux comme à votre fille....
Quant aux âmes 'cachées'... Puisque vous y croyez, je les chercherais comme le chien de chasse que je suis. Et je vous les ramènerais.