Nous sommes en 1990. Enfin, je crois. Mes parents m’ont fait venir dans cet endroit, soi-disant parce que j’ai besoin d’aide. Je n’étais déjà pas joyeux, mais là, j’ai déjà envie de repartir. Pour commencer, la pluie battante. Super. Le bus miteux, la chauffeuse pas franchement aguichante, limite aimable. Bon, je ne suis pas un ange non plus, mais bon.
Le voyage est long, trop long. A voir les autres, on a l’impression qu’on va en prison. Ce n’est pas tout à fait faux, en fait. Et voilà l’orage qui s’y met. La route est boueuse, on est secoués, tout le monde tire la tronche et la nuit se met à tomber. Bonne ambiance…
Enfin nous arrivons. Ils nous font descendre sous la pluie battante. Pas le temps de prendre les valises, on fonce jusqu’au manoir. J’ai tout juste le temps de voir le jardin. De l’herbe bien entretenue, des fontaines, des gargouilles, un chien sans poils. Hein ? Je m’arrête deux secondes. Non, j’ai du rêver. La pluie glacée me ramène vite à la réalité, je cours à nouveau au manoir.
La porte est grande ouverte et tout le monde est déjà là. Un concierge en bleu de travail, appuyé sur un balai, nous accueille et nous propose de nous faire visiter. Bien peu pour moi, je veux me coucher et ne plus décoller. Ou au moins passer près d’un feu pour sécher.
Frigorifiés, on le suit à contrecœur. On croise d’autres étudiants qui nous regardent bizarrement. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais ils me mettent mal à l'aise. Nous montons l’escalier, bienvenue dans les couloirs à peine éclairés ! Qui a construit cet endroit aussi mal ? J’ai mal aux pieds, et j’ai froid. Je crois que de l’eau a filtré dans une chaussure. Je m’arrête une minute pour l’enlever. Je sens qu’en plus je vais être malade.
Après m'être rechaussé, je tâche de rejoindre les autres. Par où sont-ils partis ? Je n’entends plus le concierge. Par ici ? Non. Par là ? Non plus. Ah, j’ai vu une ombre bouger par là, ils doivent… Non plus. Je reviens en arrière. Autant descendre et demander son chemin. C’était par ici non ? C’est bizarre, j’étais certain que c’était à gauche. A droite peut-être ? Au tournant au fond ? Mais où est cet escalier ?
Mes pas résonnent dans la pénombre. Je vois à peine devant moi. Par deux fois, je manque de trébucher sur quelque chose. Mais chaque fois que je regarde, je ne vois rien d’autre que le dallage. Ça commence à ne plus être drôle. On m’a joué une farce. J’appelle. Personne. Je crie, je tambourine sur un mur à m’en faire mal. Pas de réponse. Ils sont tous sourd dans ce manoir pourri ?!
Des pas. Enfin quelqu’un. A l’autre bout du couloir. Enfin quelqu’un qui va pouvoir m’aider. Je reviens d’un pas rapide vers ce bruit salvateur, j’appelle en expliquant que je suis perdu, que je voulais desce-
[...]
Il est derrière moi, je le sais. J’ai beau courir, grimper les marches cinq par cinq, cet escalier ne semble pas en finir. Nom de dieu mais qu’est-ce que c’est ?! J’entends sa voix nasillarde qui me hérisse le poil de frayeur. Il est tout près, je peux presque sentir son souffle fétide contre ma nuque. Enfin le haut de l’escalier. Une grande porte. Je l’ouvre, je m’enferme. Qu’est-ce que c’était ? Je viens de voir quelque chose bouger. Il y a quelqu’un ? Non, je suis seul. Seul avec cette chose.
La fenêtre, vite ! Je l’ouvre en grand. Trop haut, je ne peux pas sauter. Je m’accroche à la fenêtre, je me glisse sur le côté, aussi vite que je peux. La porte. La porte s’ouvre ! Je l’entends ! Il arrive ! la pluie me tambourine le dos tandis que je m’accroche sur les aspérités glissantes des murs, les poutres, n’importe quoi qui puisse me soutenir. Je dois partir, quitter cet endroit maudit.
Une autre fenêtre. La providence ! Je casse le carreau de mes mains. Je saigne, mais je m’en fous. Tant que j’ai mal, c’est que je suis vivant. Je rentre dans la pièce. La porte est juste en face. Je l’ouvre à la volée. Encore cet escalier ! Je dégringole tant que possible. Seigneur, ce manoir m’avait l’air bien plus petit de l’extérieur. Encore ce bruit, ce truc qui se traine. Il est derrière moi encore !
Je suis à bout de souffle, mes jambes me font mal. J’ai tellement hurlé que ma gorge est en feu. Chaque inspiration est un supplice, chaque pas est un calvaire. Mais je continue. Cette odeur, ce crépitement, cette lumière. Du feu ! Les rideaux s’enflamment sur mon passage ! Comme s'il était vivant. Il veut me dévorer, il me poursuit ! Un rire survient derrière moi. Mon sang se glace dans mes veines. Sortir, dehors, vite !
Enfin en bas, je glisse sur le sol, m’effondre sur le carrelage. Le crépitement des flammes est plus fort. Le feu court vers moi. Je la vois, la chose, son regard me pénètre et me pétrifie. Je dois fuir, encore ! Je n’écoute pas ma douleur, je n’écoute que ma peur. Mes jambes sont meurtries par le froid et la chute. Je fonce droit devant moi, les couloirs défilent. Il n’y a pas que lui, pas vrai ? A droite, là !
Je change de direction. La sortie s’offre à moi, les portes sont grandes ouvertes. Je crie, je hurle de toute la voix qu’il me reste encore. Si quelqu’un m’entend, par pitié, qu’il me vienne en aide. Personne. Ma course résonne comme ma voix, le crépitement se fait de plus en plus fort.
Enfin dehors. La pluie n’a pas cessé, mais je n’ai jamais été aussi heureux de la sentir sur ma peau. Bientôt sorti de cet enfer. Je cours droit devant moi, l’espoir me donne les forces dont j’ai besoin. J’entends les chiens hurler à la mort, j’entends les flammes dévorer le manoir. J’arrive au bout, je…
Le portail. Où est le portail ? Le chemin, il était là non ? Le bus. Le concierge. Où sont-ils ? Plus loin. Je fais le tour, le long de la barrière. J’entends les chiens japper derrière. Ils sont après moi. Nooon ! Où est ce chemin ?! Où est la sortie ? S’il vous plaît je veux partir, je veux sortir. Je serais sage, je ne ferais plus jamais rien de mal, je donnerai tout ce que j'ai si vous voulez, mais laissez moi sortir je vous en supplie !
A bout de forces, je m’effondre sur le sol. Je pleure toutes les larmes de mon corps, je hoquette, je crache du sang. Je vous en prie, laissez moi partir. Les chiens sont tout près, de pâles imitations de véritables animaux. Et cette voix. Je regarde le manoir. C’est fini. Tout va s’arrêter. Ma main saigne fort, je ne la sens presque plus. Mes jambes semblent hurler leur douleur, ma tête semble prête à exploser. Les flammes, où sont-elles ? Le manoir est intact. une vague lumière. Il n'est pas seul. Eux aussi sont là. Qui sont-ils ? Qui étaient-ils ? Pourquoi moi ? Pourquoi ?!
Ce souffle, glacé, sur ma nuque. Ces chiens terrifiants qui me fixent de leur yeux vides, semblant savourer d’avance leur futur festin. Et cette voix, nasillarde, qui me donne l’envie de mourir de terreur dans l’instant :
« Vous n’avez plus besoin de partir, désormais. »